J’ai besoin de ce job principalement parce qu’il paie mes dépenses en bouffe pour chat et en weed. Cette bestiole, c’est la seule que je n’aspire pas à farcir de paille même quand il me regarde avec l’air de celui qui me juge et me traite de couillon à la fois. J’ai jamais trop aimé le toucher, il sait pas nécessairement ce que c’est que d’être caressé alors son poil est tout épais et rêche comme un vieux linge qu’on aurait laissé sécher en boule. Je sens qu’il ne m’aime pas et pourtant ça ne me dérange pas plus que ça du moment qu’il reste et qu’il fait son bruit de créature rassasiée le soir quand je m’endors.

C’est à l’épicerie que je bosse et tout ça sous les ordres d’une antiquité qui me pince les joues dix fois par jours sous prétexte que je suis un gentil petit gars qui n’en mène pas large. Je crois qu’elle m’aime bien parce que je range les rayons un peu comme si ma vie en dépendait sans se rendre compte que c’est là justement ce qui fait de moi un type bizarrement minutieux dont il faudrait qu’elle s’éloigne. Quand elle mentionne ses chats je mentionne le mien et parle un ton au dessus d’elle en balançant des inepties infinitésimales sur le quotidien de Buddy qui décidément n’est pas une bête à l’existence palpitante. On dit que nos fidèles compagnons se révèlent souvent être à l’image de leurs maîtres et je veux bien y croire car effectivement je tangue entre le magasin mon canapé et mon lit depuis que cette imbécile m’a laissé face à moi-même, mes regrets et mon inertie.

Je me demande encore ce qui m’a poussé à croire qu’elle pouvait réellement être attachée à moi et à tout ce qui me composait des pieds à la tête. Mais j’y ai cru à un degré certain qui parfois manque de me faire tourner de l’œil. Quand parfois je me perds dans un certain oubli des circonstances je me revois sur ce vélo débile et elle assise sur le guidon, un peu intrépides en riant comme si rien au monde n’était plus drôle que l’instant présent. J’aime pas franchement ce goût d’échec qu’elle m’a laissé mais je manque de force de caractère pour haïr qui que ce soit. Je n’ai malheureusement l’opportunité que de chérir nos souvenirs même s’ils me filent souvent la gerbe. Particulièrement celui où elle m’avoue qu’elle nous trouve si différents quand je nous vois semblables en tous points. J’ai momentanément oublié qui j’étais quand elle s’est levée et tout ce que j’ai songé à faire a été de boire le reste de son milk-shake qui étrangement n’avait pas de goût. Je me suis alors retourné et j’ai posé mes yeux sur ce mec qui étreignait d’un bras gros comme le double du mien son dos décharné aux omoplates saillantes que j’avais cent fois parcourues du bout des doigts.

Le vide qui rythme mes journées me laisse penser que j’avais calqué le précédent sur le sien. Je me revois l’attendre, poser ma bouche contre la sienne, poser mon menton sur le haut de son crâne grâce à ma taille qui est supérieure à celle du pékin moyen. Et je ne comprends pas comment elle a pu faire une chose pareille mais j’essaie de me persuader qu’elle avait forcément des raisons. J’ose pas me rendre dans sa chambre d’hôpital car une partie de moi a encore besoin de cette image d’elle rayonnante et inébranlable que j’ai gardé toutes ces années malgré que nous soyons quasiment devenu des étrangers l’un pour l’autre. J’ai peur d’imaginer le bruit de ses os qui craquent lorsqu’elle s’élance et cette peur me force à me réveiller la nuit en sursaut et en sueur pour une fille qui a oublié jusqu’à mon nom. J’ai pas besoin d’être là pour elle car ce mec est surement là à la veiller comme une espèce de super héro à la con qui était forcément quater back à l’université quand moi je m’asseyais avec les nerds à la cafétéria.

J’ai oublié comment c’était de me réveiller à côté d’elle et à moitié étouffé par ses cheveux qu’elle coiffait pas et j’ai oublié aussi ce que ça faisait d’être important aux yeux de quelqu’un qui compte. Et nul doute qu’elle comptait car je n’ai pas cessé de l’attendre tout en sachant qu’elle ne me reviendrait jamais. J’étais las d’être celui qui stagne quand les autres avancent et d’être celui que la vague du contre courant emporte. Ce sont ses parents qui m’ont prévenu de ce qui lui était arrivé, tantôt par téléphone, tantôt en face à face pendant leurs courses quand j’avais le malheur de bosser en caisse. J’aurais été horrifié de voir ne serais-ce que l’ombre d’une larme dans leurs yeux c’est pourquoi j’évitais continuellement leurs regards et les congédiais rapidement en prétextant une montagne de boulot qui en fait ne m’attendait pas.

Avant ça je n’avais aucune idée de ce qu’étais réellement la douleur mais je m’en voulais d’être si profondément touché par un événement qui arrivait indépendamment de moi et de mon bon vouloir. J’avais tendance à être détaché mais Faye me sortait constamment de mon quotidien même lorsqu’elle était absente. Un léger goût pour la vie me poussait à croire que je n’avais pas essayé assez fort alors que j’avais bâtit mon monde en fonction de sa seule existence. Dire que je n’étais rien sans Faye était un euphémisme indécent que je n’aurais prononcé pour rien au monde mais celui-ci cognait si fort dans ma tête que parfois j’avais la nette impression que mes sens se perdaient dans une pause incontrôlée qu’il m’était impossible d’enrayer. Si je me concentrais fort je pouvais encore entendre son rire. Ce rire dégueulasse dont je me moquais tout le temps.

J’ai cogité deux ou trois jours à me demander si je devais aller la voir maintenant qu’elle allait mieux mais j’avais peur que ma seule réaction une fois face à elle soit de lui demander des nouvelles de son entrejambe après ces quelques années passées à l’état sauvage. Et puis j’avais aucune raison de croire que ma présence aurait eu un quelconque effet sur elle. Elle m’aurait dévisagé comme un étranger et son acolyte bodybuildé m’aurait disgracié promptement. J’ai cru comprendre qu’en fait elle ne reconnaissait plus personnes et dans un sens ça me soulageait affreusement. Je m’imaginais déjà passer à côté d’elle dans la rue en ne l’arrêtant pas pour la saluer et peu à peu effacer ce qu’il restait ou pas de nous deux. Dans l’autre sens j’enrageais de savoir qu’elle avait eu l’opportunité d’un nouveau départ que je n’aurais pas le plaisir de vivre. Je serais celui de nous deux qui se souvient de notre rupture, celui de nous deux qui vivra avec le souvenir d’une personne qu’elle a été mais qu’elle n’est plus, celui de nous deux qui garde sa rancœur comme un vieux pote qui consume votre oxygène à la vitesse de l’éclair mais qui reste une présence habituelle, un simple passager et une tranche de vie à la fois.

Je m'appelle Antoine, je suis né en été et je suis passionné de taxidermie.