« J'avais dix-huit ans, je portais encore ces affreux blousons en cuir, j'avais les cheveux longs et tout mes jeans étaient déchirés aux genoux parce qu'à l'époque, c'était classe d'avoir l'air d'un mec méchant. Je me la jouais gros dur au bahut, mais tout les après-midi j'aidais ma mère à sa boulangerie, parce que mon père préférait se concentrer sur ses maquettes de bateau après le travail. Je me souviens du tintement de la clochette alors que tu poussais la porte, les joues rouges et essoufflée, et que tu te mettais à rire en réalisant que tu t'étais trompée de boutique. Pour te faire pardonner, parce que ma mère avait eu l'air heureuse de voir enfin un client, tu lui as acheté une brioche. A partir de là je n'ai jamais été aussi impatient d'aller aider ma mère, dans l'espoir de te voir te tromper encore.
Je n'étais pas bon à l'école, un cancre même si tu me disais plus intelligent que je ne le croyais, et j'ai abandonné pour aider mon père et son équipe de charpentier. Un an plus tard, quand j'ai enfin oser te demander de sortir avec moi, tu as accepter à la condition que je reprenne mes études. Est-ce que tu savais, déjà, que j'étais dingue de toi ? Je suis sûr que oui, parce que je l'ai fait. J'ai repris les études, pour toi, pour passer plus de temps avec toi. Et pendant que tu m'aidais à retenir des notions d'arithmétique, moi je te dévisageais. J'ai su que je t'aimais le jour où tu es venue pleurer dans mes bras, parce qu'un de tes poissons rouges était mort en laissant l'autre. Tu m'as fait promettre de ne pas t'abandonner trop tard, de ne pas attendre que tu sois profondément attaché à moi pour te laisser. Et on s'est promis ; à la vie, à la mort. Tu m'as offert la chance d'aimer quelqu'un d'autre, d'avoir quelqu'un à consoler, quelqu'un qui m'attendrait en rentrant. Pour un fils unique comme moi, c'était beaucoup.
J'ai eu mon diplôme grâce à toi, du bonheur en surdose, de l'excitation et de l'inattendu. On a eu du mal aussi, on s'en ai fait pas mal. L'année de mes vingt-et-un ans a été la pire de toute, parce que t'étais pas là. Un an sans toi, j'ai cru dépérir. Passer devant la maison où tu avais vécu avec tes parents, la voir vidée puis habitée par d'autres, avoir le cœur qui s'emballe en entendant cette clochette dans la boulangerie.. On avait pas fait de plans, on s'était rien promis mais quand tu es revenue de cette université et que tu as frappé à ma porte, c'était l'évidence ; toi et moi, c'était fait pour aller loin, plus loin qu'on aurait jamais osé y penser.
L'appartement miteux que j'avais alors, avait retrouvé cette couleur vive et lumière qu'il avait quand t'étais là. Toi aussi ça t'a semblé naturel d'être de nouveau ensemble, malgré la séparation ? Je crois pas aux âme-sœurs, mais si je devais je dirais que tu l'es.
Pour t'épouser il a fallut que je démissionne du garage où je bossais, que je me lance dans l'entreprise tout seul. Tu refusais d'être ma femme si je continuais à travailler pour un type que je détestais et qui me payais mal, tu voulais que je sois indépendant. Comme quoi, y a pas qu'à ces gamins de ta classe que tu apprenais des trucs.
J'ai toujours aimé ta force, dans laquelle je puisais la mienne. Ta légèreté face à mon humeur maussade. Ta fougue pour faire cesser ma prévisibilité. Ta maturité pour contrebalancer mes enfantillages. Mon opposée qui me complète complétait.
Mon amour pour toi n'a été que plus fort quand tu m'as offert Jaxson. J'étais fou le jour où tu as appelé au garage pour dire que tu étais enceinte. Beaucoup nous ont avertit ; Vingt-trois ans, c'est trop jeune pour avoir un enfant. Mais on était prêt, on a jamais été aussi prêt. J'ai jamais été aussi sûr de moi qu'au bout de ces neufs mois, quand je l'ai vu. Il avait déjà la plupart de tes traits et tes yeux, mon dieux ces yeux. Il a ton regard, cette lueur d'intelligence et de fougue, qu'il pense que personne ne voit quand il regarde ailleurs. Mais le plus beau ? Ca a été ses deux ans, quand il a crapahuté jusqu'à l'autel, ce même autel, pour nous apporter nos alliances. Vous étiez beaux, toi dans ta robe blanche, lui dans son petit costume beige.
Ses premiers mots, son premier rire, son premier bleu. Même si je suis fier qu'il soit capable de dormir dans son lit toute une nuit, je regrette parfois ces nuits où il venait se glisser à côté de toi parce qu'il avait fait un cauchemar. Vous voir, tous les deux endormis. C'était ça la vie, notre vie... »
La main de Clyde froissa le papier terne, l'encre ayant coulé par endroit, alors qu'une larme lui échappait, s'écrasant sur les quelques lignes. Assit sur le bord de son lit, il caressa le drap puis se redressa pour ouvrir une petite boîte vernis dans laquelle il glissa la feuille qu'il avait écrit pour l'enterrement de son épouse, six ans plus tôt. Enterrement où, après avoir ravalé son chagrin pour serrer la main de son fils, il s'était contenté de dire au revoir.
Farfouillant légèrement la boîte, l'homme en retira son alliance qu'il caressa avant de la porter à ses lèvres pour y déposer un baiser. Déposant l'objet à sa place, il referma la boite et la repoussa sur la commode, sous un petit napperon avant de frotter ses yeux et de renifler l'air. « P'pa, j'suis là ! » L'interpella une voix dans l'entrée, obligeant Clyde à se rappeler de ce qu'il faisait avant de venir dans la chambre, où il s'était rendu pour changer de t-shirt. « Merde ! Ma purée ! » Et il se précipita dans la cuisine pour enlever le couvercle de la casserole pour y découvrir une étrange bouillie … rose. « Merde le torchon ! » Ajouta-t-il avant de tourner la tête vers Jaxson, « thaï ou italien ce soir ? » Questionna-t-il en attrapant deux menus dépliants. Encore une journée de plus. Encore une journée sans toi, songea-t-il en attrapant le téléphone.