Avec le temps, les souvenirs s'effacent. Surtout les bons quand on ne côtoie que l'horreur depuis des années au point où elle en devient une normalité. La violence me berce dans mon sommeil. La mélodie de mon enfance avant de m'endormir. Je ne connais qu'elle, du moins, je crois. Peut-être qu'il fût un temps où j'ai connu de la douceur avant de sombrer dans le royaume des rêves après un conte de fée. Mais ça, c'était il y a tellement longtemps, quand le voile de l’innocence brillait encore dans mes yeux d'enfant. Il me semble que la chambre peinte en rose, ce lit chaud et confortable, des jouets à ne plus savoir où poser les yeux avaient laissé place à cette pièce sinistre qui pue le sexe et la pisse, à la mort de mes parents quand j'avais cinq ans. Un bête accident de voiture, un chauffeur bourré les avaient percutés alors qu'ils venaient de me chercher à l'école. Je suis la seule survivante mais j'aurais préféré mourir. La mort croyez-moi, est la plus belle délivrance que ce monde hostile peut nous offrir. Je n'étais encore qu'une gamine, incapable de comprendre ce que le mot mort pouvait signifiait : Ne plus jamais revenir. Je n'avais pas conscience que jamais plus les effluves du parfum de ma génitrice me calmerai. Ni la voix de mon père qui m'assure qu'aucun monstre ne se cache sous mon lit. Non, je n'en ai pas le moindre souvenir. Quelques flashs parfois, sans aucune importance ou signification. Des questions sans réponse. C'est tout ce que j'ai. C'est mon oncle qui a eu ma garde. Ma seule famille. Mon unique point de repère. Il est mon navire à la dérive auquel je m'accroche inlassablement.

Je suis dans cette pièce. Enfermée depuis une éternité. La crasse accumulait depuis des années empêche le moindre rayon de lumière s'infiltrer à l'intérieur. Plongée dans la pénombre, mes yeux ont finis par s'habituer à l'obscurité. Mon ouïe est plus fine aussi, je peux l'entendre arriver avant même qu'il ne pénètre dans la chambre. Je suis à la fois pressée et terrorisée lorsqu'il vient. J'ai appris à deviner son humeur, anticiper ses moindres faits et gestes. Je sais que si je suis sage, si je lui fais ce qu'il me demande, alors peut-être que j'aurais plus d'un repas par jour. Ou mieux, qu'il m’emmène à l'extérieur avec lui. Il pousse la porte et me ramène à la réalité. J'observe dans le noir les courbes de ses formes. Malgré ce qui peut me faire subir parfois, je l'idolâtre comme si il était Dieu. Je ne cherche que son bonheur parce qu'il m'a appris à ne faire que ça. Je n'ai jamais tenté de m'enfuir, au contraire, le monde extérieur me semble hostile quand je ne suis pas à ses côtés. Alors qu'il s'approche un peu plus de moi, mon être entier se met à brûler. Je me retrouve comme un tas de cendres encore chaudes. Je me mords la lèvre et découvre mon corps à moitié, juste le haut pour l'aguicher. « Tu veux quoi aujourd'hui ? » Un sourire en coin se glisse sur mes lèvres. Ezekias m'a appris à parler. Ou du moins quelques mots essentiels à notre communication. Il m'a déscolarisé dès qu'il fût mon tuteur légal. Au fond, la vérité c'est qu'il est une bête affamée, jamais rassasié. Et je suis une proie. Sa proie. Sa chose. Il est maître de mon destin. Je ne respire que parce qu'il le veut bien. Prête à céder au moindre de ses caprices pour ne pas être dévorée toute crue. Mais qui sait, peut-être qu'un jour, la proie sera un prédateur avide de vengeance.

Sauf qu'encore une fois, cette nuit là, j'étais sa poupée gonflable qui ne rêve qu'être plus que ça à ses yeux. Un jour il m'aimera pour autre chose. Douce utopie qu'est la naïveté.