❝ Loving can hurt sometimes ❞
« Mais qu'est-ce qu'on va faire de toi Leonard ? » avait soufflé sa mère devant un Lenny imperturbable alors que son bulletin de notes venait tout juste d'arriver à la maison. Bulletin qui frisait une fois de plus la médiocrité sans que cela ne soit en mesure de perturber le jeune garçon qui n'avait jamais porté un grand intérêt à l'école ou même à l'autorité. Et malgré les assauts incessants de ses parents qui lui répétaient à longueur de journée qu'il allait rater sa vie, Lenny restait inflexible. Dès son plus jeune âge, il avait été l'exact opposé de son frère cadet, Rudy, qui faisait figure de surdoué et de fierté pour la famille Gavennham. Tout semblait lui réussir, et il parvenait à accumuler au moins autant de bonnes notes que son frère collectionnait les heures de colle. Selon ses parents, Rudy était l'exemple que Lenny devait suivre s'il voulait un jour briller et exercer un métier qui lui rapporterait assez d'argent pour être heureux. Mais toute la question était bel et bien là et le jeune homme, aussi rêveur et distrait soit-il, semblait avoir compris qu'un portefeuille plein ne suffisait en général pas à vivre heureux. Pour lui, le bonheur était ailleurs. Dans la simplicité, dans ces moments du quotidien auxquels les gens pressés n'accordaient aucune importance et qui signifiaient pourtant énormément aux yeux de Lenny. Alors, comme à chaque fois que sa mère tentait de le remettre sur ce qu'elle considérait comme le droit chemin, l'adolescent faisait la sourde oreille. Il la laissait parler, la laissait terminer puis s'éclipsait en sautant sur son vieux skate-board qui était depuis toujours son moyen de transport favori. En effet, Lenny avait la chance de vivre dans cette ville de taille plus que modeste qu'était Arrowsic, et il pouvait par conséquent se rendre à peu près partout en quelques minutes à peine. Il était né ici, et s'était très vite promis de ne jamais quitter cet endroit qu'il considérait comme paradisiaque, alors que la plupart des jeunes de son âge rêvaient d'évasion dans l'une de ces grandes métropoles qui ne s'endormaient jamais. Lui, au contraire, avait toujours apprécié les grands espaces, cette forêt qui jouxtait la ville et dans laquelle il pouvait se perdre dès qu'il ressentait le besoin de se retrouver seul, ce silence dont il se délectait si souvent et qui était tout simplement inexistant dans un endroit de l'envergure de Portland. En somme, Lenny trouvait absolument tout ce dont il avait besoin pour être heureux à Arrowsic, et se fichait pas mal de faire office de raté de la famille tant qu'il pouvait vivre sa petite vie comme il l'entendait.
« Tu as apporté ce que je t'ai commandé ? » questionna l'homme, clairement plus âgé que Lenny et clairement plus méfiant que lui à en croire ses innombrables regards inquiets aux alentours. Un sourire aux lèvres, détendu comme à son habitude et ce malgré les circonstances, Lenny répondit immédiatement :
« Bien sûr que oui, pour qui tu me prends ? » avant de tendre la main vers son interlocuteur qui y glissa quelques billets sans cesser de surveiller les alentours pourtant déserts. D'un rapide coup d'œil, Lenny vérifia que le compte y était puis tendit à l'homme en question ce qu'il était venu chercher, en précisant non sans une petite part de fierté :
« Production maison, comme d'habitude… » Puis, après quelques instants seulement, le jeune homme grimpa de nouveau sur son skate-board pour s'éloigner de ce point de rendez-vous tout en positionnant son casque de musique un peu usé sur ses oreilles. Depuis peu, Lenny avait en effet décidé de tirer profit des petites plantations personnelles et plus ou moins légales qu'il avait installées dans un coin de son appartement. Et même s'il gardait le plus gros de sa production pour lui, le dealer du dimanche avait rapidement compris que cette activité constituerait pour lui un coup de pouce financier sur lequel il ne pouvait pas cracher. Certes, ses parents étaient encore là pour approvisionner son compte en banque lorsque celui-ci le nécessitait, mais ce petit plus était tout de même le bienvenue. Soucieux de prendre son indépendance le plus tôt possible et de se soustraire à l'autorité parentale qu'il n'avait pour ainsi dire jamais respectée, Lenny avait en effet prit la décision d'emménager dans un minuscule appartement dont la famille avait hérité en plein centre-ville. Là, il avait enfin trouvé la liberté dont il semblait avoir tant besoin et appréciait chaque instant de solitude qui lui permettait de faire absolument tout ce qu'il voulait, quand il le voulait... autrement dit pas grand-chose. Car même si ses parents l'avaient poussé à s'inscrire à l'université, ce dernier n'y avait presque jamais mis les pieds. Pour la forme, il avait choisi de s'inscrire dans une filière artistique et même s'il imaginait que les enseignements s'avéraient très intéressant, Lenny préférait de loin trainer seul dans la ville et ses alentours. En réalité, il n'avait pas énormément d'amis et la plupart des habitants d'Arrowsic le considéraient comme un marginal, un espèce de hippie qu'il valait mieux éviter tant il portait cette étiquette de "mauvaise fréquentation" depuis longtemps. Mais là encore, Lenny ne se formalisait absolument pas de ce statut qui ne l'empêchait clairement pas de vivre en paix, bien au contraire. A bord du van qu'il s'était offert avec ses quelques économies et l'aide de ses parents, le jeune homme arpentait les alentours d'Arrowsic à la recherche des endroits les plus beaux et les plus calmes de la région, où l s'installait simplement armé de sa guitare ou d'un crayon pour laisser libre cours à son esprit d'artiste. C'était d'ailleurs à peu près tout ce qu'il faisait de ses journées, en dehors des soirées auxquelles il aimait se mêler pour ramener quelques conquêtes féminines dans son lit de temps en temps. Conquêtes qui ne manquaient pas d'être surprise en tombant sur l'animal de compagnie quelque peu singulier de leur hôte, en la personne de John. John, cet adorable caméléon que Lenny avait récupéré au cours d'une soirée arrosée sans trop savoir pourquoi ni comment, mais qui faisait office de colocataire idéal depuis plusieurs années déjà. La plupart des gens qui passaient le seuil de son appartement trouvaient l'animal répugnant et hideux, mais le jeune homme avait fait de lui son plus fidèle compagnon, n'en déplaise à certains.
Certes, les amis de Lenny se comptaient sur les doigts d'une main mais ceux qui faisaient partie de ce cercle étroit pouvait être considérés comme de véritables amis, des personnes en qui Lenny avait une confiance aveugle et qui constituaient un peu une famille de cœur pour lui. Et parmi eux, une fille s'était imposée comme sa meilleure amie, la petite sœur qu'il n'avait jamais eue et qu'il mettait un point d'honneur à protéger en toutes circonstances. En effet, Jona était rapidement devenue essentielle à la vie de Lenny et les années qui étaient passées n'avaient en rien altéré cette amitié sans failles, bien au contraire. Sans que l'un ou l'autre des protagonistes n'en prenne réellement conscience, cette relation s'était même lentement transformée en quelque chose de beaucoup plus fort, de beaucoup plus profond qu'une simple amitié d'enfance. A la surprise générale, y compris celle de Lenny, les deux amis avaient fini par former un couple que beaucoup enviaient. Tout avait commencé par une mise en scène un peu stupide, dans laquelle le jeune homme s'était fait passer pour le petit ami de Jona dans le seul et unique but d'éloigner un type dont elle voulait se débarrasser. Mais très vite, ils s'étaient tous deux prit au jeu et la réalité avait prit le pas sur leur petit mensonge organisé. Lenny, qui n'avait jusque-là jamais porté aucune espèce d'attention à ses propres sentiments et qui s'était royalement désintéressé des relations amoureuses sérieuses avait découvert qu'il était finalement comme les autres. Comme tous ces amis desquels il se moquait en les entendant ronronner des mots doux à leurs moitiés. Brusquement, il était devenu l'un d'eux et aussi étrange que cela puisse paraître, le jeune homme se sentait plus heureux que jamais. Pour la toute première fois, il troquait sa vie de solitaire un peu rêveur contre une vie de couple dans laquelle il semblait s'épanouir, sans trop comprendre pourquoi ni même comment. Mais alors qu'il s'émerveillait chaque jour un peu plus de cette nouvelle vie quasi-inespérée, les choses devinrent peu à peu plus compliquées. Alors que Lenny était prêt à tirer un trait sur sa vie d'avant et sur ses pires défauts, cela ne semblait pas être le cas pour Jona. Malgré tout l'aide et le soutien qu'il s'efforçait de lui apporter, la jeune femme n'en finissait plus de retomber dans ses pires travers. Vint alors la désagréable sensation d'accorder bien plus d'importance à cette relation que ce que Jona pouvait le faire… Sentiment qui poussa Lenny à lui poser un ultimatum. Incapable de continuer en voyant ainsi sa petite amie se détruire à petit feu, il la somma de choisir entre lui et la drogue. Entre leur histoire et toutes ces bêtises qu'elle enchainait malgré les mises en garde de Lenny. Un Lenny qui n'avait jamais été aussi adulte et responsable, et qui devait pourtant subir des salves de remontrances à longueur de journée alors que Jona l'accusait d'être devenu un rabat-joie de la pire espèce.
Comme il l'avait craint, les démons de Jona avaient finit par prendre le dessus et avaient eu raison du couple qu'ils avaient formé ensemble. Même s'il y avait cru, s'il avait espéré que cette relation puisse triompher de tout le jeune homme se retrouvait seul, à la fois honteux et en colère d'avoir été assez bête pour s'engager dans une telle histoire. Car en un battement de cils, Lenny avait non seulement perdu la fille dont il était amoureux, mais aussi sa meilleure amie et confidente de toujours. Comme orphelin, le jeune homme se surprit à ne plus supporter sa ville natale, cette ville qu'il s'était juré de ne jamais quitter tant il s'y était senti à son aise pendant des années. Mais suite à sa douloureuse rupture, chaque coin de rue, chaque enseigne de magasin venait lui rappeler un moment qu'il avait partagé avec Jona et cette omniprésence menaçait de le rendre fou. Alors, Lenny se décida à réaliser un rêve qu'il avait toujours nourri en secret sans jamais se penser capable de le faire. Armé d'un énorme sac à dos qu'il balança dans son van, le jeune homme fit ses adieux à Arrowsic un matin d'automne pour se lancer dans un tour du monde en solitaire… ou presque, puisque son caméléon John faisait bien évidemment partie du voyage. Mettre les voiles, oublier ce passé qui faisait si mal, découvrir d'autres horizons et par-dessus tout : effacer le visage de Jona de sa mémoire, voilà donc toutes ses motivations. Sans se retourner, Lenny partit donc à l'aventure sans savoir quand il reviendrait, ou même s'il trouverait le courage de revenir un jour…
D'aussi loin qu'il se souvienne, Lenny n'avait jamais particulièrement aimé aller au cinéma. Quelques fois, alors qu'il était plus jeune, son frère l'y avait trainé avec quelques amis pour voir le dernier blockbuster en date mais le jeune homme avait toujours fini par s'ennuyer profondément. A vrai dire, il ne comprenait absolument pas comment des gens censés pouvaient se passionner pour ce genre de loisirs. Comment des personnes normalement constituées pouvaient aimer s'enfermer dans une salle obscure pendant des heures, et s'astreindre à supporter les coups de pieds de l'enfant assis derrière eux, les bruits du paquet de chips de leur voisin ou encore le parfum nauséabond de l'octogénaire postée au rang de devant. Non, vraiment, Lenny n'avait jamais pu se faire à cette idée et avec les années, il avait tout simplement déserté les salles de cinéma. Et pourtant, alors qu'il venait à peine de revenir à Arrowsic, il se trouvait là, assis dans son fauteuil au beau milieu de la salle, les yeux rivés sur l'écran alors que le générique de fin défilait depuis quelques minutes déjà. Comme hypnotisé, il n'en finissait plus de se repasser chaque scène du film qu'il venait de voir. Chaque scène où elle apparaissait, cette jolie blonde qui avait été la seule et unique raison de sa venue. Car s'il se trouvait dans cet endroit si inhabituel pour lui, c'était exclusivement à cause d'elle. Jona, qui avait visiblement fait du chemin depuis qu'ils s'étaient quittés, puisqu'elle se trouvait aujourd'hui à l'affiche de ce film dont tout le monde parlait. En premier lieu, Lenny s'était promis de ne pas céder à la tentation et de rester totalement hermétique à cet engouement naissant autour de son amie. ou plutôt ex-amie, et ex-petite amie de surcroit. Mais la curiosité aidant, il avait fini par craquer et avait poussé la porte du premier cinéma qu'il avait trouvé.
« Pardon ! » lança soudain une voix agacée, qui l'extirpa brusquement de ses songes alors qu'il barrait sans s'en rendre compte l'accès à la porte de sortie pour ses voisins d'allée. Maladroitement, il se redressa donc et attrapa son skate sans demander son reste, puis fila vers l'extérieur où il en profita pour inspirer une longue bouffée d'air frais. La critique à laquelle il avait fait mine de ne pas s'intéresser avait donc raison… Jona était tout simplement bluffante dans son rôle. Même s'il n'y connaissait pas grand-chose, Lenny était forcé de constater qu'elle faisait preuve d'un extrême professionnalisme, et qu'elle avait su embarquer avec elle la salle entière pendant toute la durée du film. Sans pouvoir s'en empêcher, il l'avait observée, admirée et avait même ressenti une certaine fierté en voyant les regards captivés de tous les occupants de la salle. Mais ce qui le bouleversait le plus dans tout ça, c'était ce manque. Ce manque qui se faisait sentir encore plus que d'habitude et qu'il ne parvenait plus à faire taire, alors que l'image de Jona semblait le hanter depuis des mois. Elle avait probablement été la seule personne qu'il ait été capable d'aimer, mais elle avait aussi été celle qui avait tout réduit à néant. Et même si le jeune homme avait tenté de s'échapper et de l'oublier en se lançant dans un tour du monde, il devait aujourd'hui se résoudre à accepter la vérité : Jona lui manquait et quoi qu'il arrive, elle resterait sa seule et unique véritable histoire d'amour.