Je m'étourdis, ça ne suffit pas, à me faire oublier que t'es plus là, j'ai gardé cette photo sur moi, ce photomaton que t'aimais pas

Refermant son gros livre, Rudy se leva avant de le glisser sous son bras, jusqu’à l’étagère appropriée. Il enfila sa veste en jean, pas très adequate pour les températures qui ne cessaient de dégringoler jour après jour. Il fit un sourire censé dire implicitement au revoir à la jolie fille de l’accueil et sortit de la bibliothèque. Parce qu’il s’était mis à pleuvoir depuis un bon quart d’heure, l’envie de fumer une cigarette avant de prendre le volant disparut radicalement de l’esprit de Rudy qui se précipita à sa voiture. Embrayage, démarrage, marche arrière, accélération. Il prit la route de Rocky Ridge, traversant les routes bordées d’arbres et autre végétation. Bien que Rudy soit toujours resté à Arrowsic, il n’en était jamais lassé. Il n’avait pas pris la route comme son frère, déménagé comme Quinn, et ne s’était pas engagé chez les hippies comme Helena. Il était bel et bien resté là, à subir une routine qu’il avait apprivoisée, à se faire bien voir par sa patronne, et à travailler sur ce projet de mémoire. Il ne savait pas vraiment où il allait, mais il jugeait son quotidien assez équilibré pour continuer sur de tels rails. Son sujet l’intéressait. Pourtant, beaucoup de ses amis avaient tirer une sacrée grimace quand il avait eut le malheur de prononcer le sujet de son travail de recherche. « Géopolitique de l’Antarctique: quelle législation ? » Enoncé de la sorte, c’était pas très sexy. Un ramassis de lois incompréhensibles, qui se mêlaient à du droit international, lui même empiétant sur des législations territoriales des pays bordant l’Arctique. C’était un casse tête qu’il essayait de démêler, à coups de sessions-bibliothèques hebdomadaires, mais qui lui évitait néanmoins des cours à rallonge qu’il dénigrait allègrement.

En chantant telle une groupie de quatorze ans sur le titre de The Weeknd, il s’arrêta net devant un des immeubles de son quartier. Ce n’était pas le sien, non. C’était celui de monsieur Gavennham Junior Ier, le plus grand dealer de la ville, le skateur des rues, le seul Volkswagen Combi du Maine à avoir des pneus neige, le puissant Leonard. Lenny avait terriblement manqué à son cadet durant son année de vagabondage. Rudy avait passé des nuits entières à se lamenter, se tordant à l’idée qu’un bout de sa personne se trouvait à l’autre bout du monde. Il s’était parfois inquiété, laissant une ribambelles de messages jamais écoutés sur la messagerie de Lenny. De temps à autre, il recevait une carte postale, ce qui l’émouvait au plus profond de son être, à la fois si heureux pour son frère et si désemparé de ne pas être avec lui. Il avait du se trouver un nouveau fournisseur pour sa consommation régulière d’herbe, et faisait le déplacement chaque semaine jusqu’à Portland, n’ayant pas trouvé de bonhommes crédibles et sérieux dans les environs. En bref, Rudy était follement surexcité à l’idée de passer une soirée entière avec Lenny. Ils s’étaient revus à plusieurs reprises, s’étaient un peu raconté leur vie respective. Mais jamais ils n’avaient pris le temps de se poser, de se retrouver comme avant, de s’écouter calmement, et Lenny semblait avoir mille chose à raconter.

Rudy attrapa le sac qui trainait à l’arrière de sa vieille ford, contenant un album photo emballé dans du papier cadeau provenant de sa boutique de lingerie -autant dire que le rose et les froufrous étaient prédominants-, un pack de bières et une boite remplie de cookies. Il sortit de sa voiture, claquant la porte avec entrain tant il était agité. Il enjamba les marches quatre à quatre, aussi exalté qu’un gamin se réveillant le matin de Noël, et tambourina avec frénésie sur la porte. Quand Lenny lui ouvrit, Rudy sentit immédiatement l’odeur de pétards plus ou moins consumés lui monter aux narines. Il fit un énorme sourire, qui s’étirait jusqu’aux oreilles, brandissant son sac débordant de surprises. « Salut frérot ». Il se jeta alors sur Lenny, lui octroyant une fraternelle et tendre accolade. « Ca me fait tellement plaisir de te voir ». Turbulent et animé par l’idée de se retrouver en tête à tête avec son frère, Rudy alla se laisser choir sur le canapé, agissant comme chez soi. Il sortit de sa besace sa boîte de cookies et son cadeau, qu’il avait fièrement emballé -avec l’aide de quelques collègues certes, mais il n’était pas très habile en travaux manuels, le petit. Sans payer attention au fait que son frère accepte ou non ce comportement puéril semblable à celui d’une fangirl rencontrant son chanteur préféré pour la première fois, il agita tout d’abord ses gâteaux faits maison. « Tiens, ça c’est pour toi, je sais qu’ils t’ont manqués. J’ai pas pu faire de space cake, mais on aura le temps une autre fois. » Puis il désigna du menton l’album photo, alors qu’il s’attaquait au premier cookie sans même demander l’autorisation à son aîné. « Ca c’est un petit cadeau pour ton retour à la maison. » Il se saisit ensuite du pochon d’herbe laissé ouvert sur la table basse et commença à soigneusement rouler un joint. Il levait de temps à autre les yeux sur Lenny, pressé d’écouter ses récits.

La fratrie Gavennham avait manqué au cadet. Surtout Lenny. Parce que ce dernier avait toujours constitué le cœur de ce que Rudy prenait pour sa famille. Non pas qu’il ait eu une quelconque animosité à l’égard de ses parents ou de sa sœur. Lenny avait seulement été le plus présent, le plus complice, le plus fraternel. Et même si l’état de son cerveau ne l’amenait pas toujours à être la voix de la raison, il demeurait l’image que Rudy se faisait d’un frère, et n’était –relativement- jamais déçu par son frère. Il avait même surmonté le fait d’avoir partagé son ex petite amour, aussi considérée par certains comme l’amour incommensurable de sa vie, avec lui. Et Rudy n’en avait jamais voulu à son frère, il avait toujours blâmé Helena. Parce que Lenny, c’était un peu de lui, et donc une pincée de son égo. Mais défendre bec et ongle sa personne ne lui avait cependant pas manqué.

Alors qu’il peaufinait son pétard tout beau tout frais, Lenny dévoilait peu à peu l’album photos souvenirs que Rudy avait mis des mois à confectionner. Non, ce n’était pas des dessous, bien que le dernier aurait adoré faire une de ses si fines blagues tant aimées, qu’il répétait à foison pour ses divers camarades mâles. Au contraire, il avait dévalisé de nombreuses boîtes qui prenaient la poussière du grenier pour sortir des pochettes entières de bouilles malicieuses. Des clichés sur lesquels les looks vintage des cadets Gavennham avaient une allure de bad boy des rues. Des pulls oversized, aux jeans droits taille haute. Des converses blanches trouées, aux vestes en jean trop grandes. Des coupes au bol, l’une brune, l’autre blonde. Des regards espiègles, des mains qui tenaient des bonbons, des avions en papiers, des legos. Il y avait de tout. De la séance de pêche entre hommes, avec le padre, à l’âge de cinq et six ans, au premier bal de fin d’année du lycée, où les deux frangins avaient d’ailleurs décidé de mettre du rhum dans le punch sans alcool préparé par l’école. Des instants immortalisés, que leur mère avait longtemps contemplé et rangé pour le plaisir de les retrouver. C’était ce que Rudy avait fait en l’absence de son aîné. Et honnêtement, cela lui avait particulièrement plu. Il s’était fendu la poire en revoyant la tête de son frère –et avait davantage eut honte de la sienne-, mais surtout en se remémorant les bêtises associées à chaque photo.

Rudy alluma sa grosse cigarette, tira quelques taffes et la tendit à Lenny. « Je dois avouer que tu m’as manqué. Vous m’avez tous manqué. C’était trop ennuyeux Arrowsic sans la clique, surtout sans toi. » La clique, c’était Helena, c’était Quinn, et particulièrement Lenny. Et puis il y en avait un peu d’autres, de moindre importance. C’était le cœur d’Arrowsic, qui avait déserté avec l’aéroport. Dans ces moments-là, Rudy cherchait son frère, son repère. Mais il était parti, avec ses souvenirs d’enfance. La faute aux déboires sentimentaux de Lenny, la faute aux projets de la ville. « Ça a été très vite, on s’en est pas forcément rendu compte au début. » Rudy commença alors son récit. Ce qu’il avait vu. L’annonce du projet d’aéroport. Le départ de beaucoup de foyers. Les manifestations. « Les gens ont commencé à partir. Ca s’est vidé d’un coup, c’était horrible. Même Quinn est partie. Puis les gens ont commencés à gueuler, à manifester. C’était un peu le bordel, on s’emmerdait pas mal. Et puis l’autre Stevenson est arrivé, il a fait le ménage, et maintenant c’est le nouveau Georges Clooney du Maine. » Rudy s’étala peu sur ces nouveaux projets politiques. Il n’était même pas sûr de la voix sur laquelle il s’aventurait. Il se contentait d’observer, entre deux séances de bibliothèque, l’état du conseil municipal, la gueule d’un débat local, les rôles de chaque groupe d’intérêt dans cette ville à l’air pourtant si morose. Ca l’intriguait, Rudy. Et puis il se voyait bien à la place de ce maire. Lui aussi avait une belle gueule. Lui aussi avait l’égo assez fou et ambitieux pour poser son postérieur dans le bureau de la mairie, avec son stylo à cent dollars quatre vingt cents, et sa Rolex premier prix.

« Mais on s’en fiche un peu d’Arrowsic. Ce type essaye juste de s’attirer les votes des jeunes en leur promettant enfin une discothèque et un bar de striptease. Parlons de toi ! T’as dû voir tellement de trucs dingues ! Et rencontrer tellement de gens fous… » L’air rêveur, Rudy attrapa un cookie, et plongea son regard pétillant d’excitation dans celui de Lenny, les yeux plein d’étoiles à l’idée de découvrir enfin ce que son aîné avait bien pu faire pendant autant de temps. Et ce qu’il avait bien pu voir comme merveilles, pendant que lui continuait de creuser son trou dans cette ville qui recommençait peu à peu à retrouver de l’espoir.