PV Jona

« Ta gueule Chase. Je t'ai déjà dit de passer par mon avocat si tu avais quelque chose à me dire. » Je raccroche, laissant mon pouce glisser sur la surface de ma merveille technologique. Oui, oui, je parle bien de mon téléphone. Quand j'étais encore en service, je ne m'autorisais jamais aucune fantaisie, Chase détestait ça et mon père aussi, maintenant que je suis une femme libre de toute obligation, je porte des vêtements moulants et j'ai un jouet qui fait tout et, optionnellement, téléphone. Dessus j'ai des jeux, des photos, de la musique, des applications complètement inutiles... et vous savez le mieux ? J'ai pris un téléphone coloré, il est d'un superbe bleu clair. J'ai failli pousser le vice jusqu'à le prendre rose, mais ça aurait été un peu trop. Je veux changer, mais bon, je crois que je n'aurais jamais le profil d'une poupée barbie. Je me rends compte par ailleurs en appelant l’ascenseur qui doit m'amener à l'étage de mon psy que j'ai oublié de me vernir les ongles. Ce n'est pourtant pas comme si je croulais sous les occupations. Voilà des mois que je suis au chômage. Enfin, non, je suis en arrêt maladie. Je vis de la pension de l'armée pour les anciens combattants (une misère) et de l'argent que me donnent mes parents. Ils ne tiennent pas à ce que je reprenne un emploi tout de suite. Je ne sais rien faire d'autre que la guerre... pas terrible quand on est une civile. Je soupire. Bah, quand j'aurai de nouveau le droit de porter une arme je deviendrai garde du corps ou agent de sécurité. Avec les relations de mon père dans ce domaine, je n'ai pas tellement de soucis à me faire. Encore faudrait-il que ce fichu psy' décide un jour d'arrêter de me prendre mes années d'économies dans sa thérapie aussi inutile que coûteuse. Vous ai-je dit que je ne souffrais absolument pas d'un réel syndrome post-traumatique ? C'est seulement la ligne de défense que mon avocat a pris lorsque je suis passé devant un tribunal pour avoir blessé mon ex-mari par balle. Le crétin qui venait de me téléphoner malgré l'interdiction formelle que nous avons de nous parler. Il est mauvais pour moi, un peu comme du poison. Ma colère n'est pas encore complètement passée, pas après toutes ces années à me contenir.

Plongée dans mes pensées, je n'avais même pas remarqué que je n'étais pas la seule à attendre l'ascenseur. Je jette un coup d’œil distrait sur la blondinette à mes côtés. J'ai l'habitude d'évaluer les gens que je croise en fonction de leur potentiel au combat. Encore un signe que je n'ai pas été façonnée pour vivre parmi les gens normaux. Bref, il y avait peu de chance que j'ai à maîtriser cette femme, je n'y prête donc aucun intérêt.

J'entre dans l'élévateur mécanique sensé me conduire à une heure d'ennui autour des habituels questions sur mon mariage raté et mes problèmes avec la vie en société. Je regarde mon téléphone. Chase essaie de rappeler, je ne prends pas son appel. Il veut me hurler dessus parce qu'il est devenu la risée de son régiment. Et alors ? Qu'attend-t-il de moi ? Que je le plaigne ? Personne ne l'a forcé à me tromper. J'ai encore des amis là-bas, sans compter ceux de mon père. Qu'espérait-il ? Il n'a qu'à demander à changer d'affectation (mais il devrait abandonner la maison si durement gagné au procès).

Je fronce les sourcils, vaguement contrariée. C'est alors qu'une secousse me fait lever le nez de mon téléphone. L'ascenseur s'est arrêté entre deux étages... « Nous sommes coincés ? » Je demande à la blonde très calmement. Il ne manquait plus que ça pour parfaire ma journée : me retrouver bloquée dans un ascenseur...

Après des mois et des mois de réflexion, j'ai décidé de prendre ma vie en main. J'en ai marre de rester enfermer chez moi des heures et des heures, de ne faire rien d'autre de mon temps que de le passer avec Lenny, Teddy ou encore Mattia. Même faire du shopping ne m'excite plus autant qu'auparavant. Je n'ai plus de réel but. Je ne me verrais même pas repasser des castings pour le cinéma ou la télévision. Non, tout ça c'est derrière moi. Je cherche donc à me trouver un petit boulot ou encore une place de stagiaire. Je n'ai aucune idée de ce qui pourrait m'intéresser donc j'essaye un peu de tout. Aujourd'hui, j'ai une entrevue dans un cabinet d'avocat pour un travail de secrétaire. Je me suis donc mise sur mon trente et un. Petite jupe noire assorti à un blazer de la même couleur et une chemise blanche, neutre.

Je marche d'un bon pas, je suis nerveuse. J'ai peur d'être en retard. Ça va, j'ai le temps. Je suis quasiment arrivée devant l'immeuble en question et j'ai encore dix minutes. Je grimpe les quelques marches d'escalier qui me sépare de la porte d'entrée et je me retrouve dans le hall. C'est mon premier entretien d'embauche. J'espère faire bonne impression. Je n'ai absolument aucune idée de ce que je vais dire, ni de ce que l'on va me demander. Enfin bon.

J'attends l'ascenseur et je me pince la lèvre. J'entends le bip de la machine et je me hâte d'entre dès lors que les portes s'ouvrent. Je remarque alors une autre femme, blonde aussi mais probablement plus âgée que moi qui entre juste après moi. Je sélectionne le cinquième étage. Plus que cinq minutes. La montée des deux premiers étages me semblent durer une éternité. Et puis tout à coup, la machine s'arrête brusquement. Les lumières scintillent, ce n'est pas normal. Je jette un oeil aux étages sélectionnés : le cinquième et le septième. Non, ce n'est définitivement pas possible. « Nous sommes coincées ? » demande la blonde. Je lui lance un regard paniqué. Je tapote sur tous les boutons de l'ascenseur avec virulence. « Non, non, non, c'est pas possible. » Je jette un oeil à ma montre. Plus que quelques minutes avant mon entretien. « J'ai un rendez-vous dans trois minutes. Je ne peux pas être coincée. Bordel! » Je cherche le bouton d'urgence des yeux. Il n'y en a pas.

« On se calme blondinette, s'énerver ne fera pas repartir l’ascenseur. » Le ton de ma voix était parfaitement neutre, aucune pointe d'agressivité. Je n'étais, pour ma part, pas spécialement paniquée. Honnêtement, louper une heure de thérapie n'allait sûrement pas me manquer. Je cherche le numéro de la compagnie qui s'occupe de l'entretien à côté des boutons pour choisir un étage. Je reprends mon téléphone et je compose le numéro. Une sonnerie, deux sonneries, ah voilà, quelqu'un décroche : « Allo, bonjour, mademoiselle Hamilton à l'appareil, je suis coincée dans un de vos ascenseurs, il semble en panne. … Le numéro de série ? Attendez, je regarde. … C'est le 30405B. … Dans trente minutes ? Très bien, je vous remercie. Au revoir. » Je raccroche et me tourne vers la blonde (qui semble être une vraie blonde, elle, moi en réalité je suis brune, je me suis juste teint les cheveux parce qu'il paraît que c'est bon pour le moral). J'avais bien retenu qu'elle avait un rendez-vous (qui semblait lui tenir à cœur) dans trois minutes, malheureusement pour elle, il fallait multiplier par dix pour être sûres de sortir de là.

« Ils arrivent, ça ne devrait pas prendre plus de trente minutes pour qu'ils dépannent. Vous voulez téléphoner à votre rendez-vous pour les prévenir ? » Elle a sûrement son propre téléphone mais je lui tends quand même le mien histoire de paraître polie et civilisée. Pour paniquer à cause d'un rendez-vous, cette fille n'avait jamais été prise dans une fusillade. Remarquez que c'est le cas de la majorité des filles de ce pays, je suis une exception, mais c'est ma norme. Le calme de ma vie actuelle, voilà qui ne l'est pas. Je n'irais pas jusqu'à dire que ça me manque, j'étais plus entrée dans l'armée pour faire plaisir à mon père que par goût pour la violence ou l'ordre, toutefois, je n'avais jamais connu que ça alors ça me semblait... ordinaire.

« Sinon je peux vous proposer de vous faire sortir par la trappe de secours, mais vous ne semblez pas vraiment tailler pour l'exercice. » Ce n'était pas que je veuille être insultante, mais si on sortait par la trappe, il faudrait ensuite remonter par les câbles et trafiquer le système électronique pour l'ouverture des portes de l'étage au-dessus. Je savais le faire – encore qu'un coup de pistolet dans le boîtier de contrôle reste ma méthode favorite plutôt qu'un piratage, je suis moins douée dans ce domaine vous comprenez -, mais sûrement pas la fille. Et si elle montait sur mes épaules pour passer par la trappe, elle devrait ensuite se débrouiller seule. Je saute haut mais il y a des limites. Bref, je ne pensais pas que la méthode... comment dire ? Musclée, (allez, soyons fou) soit ici de l'ordre du possible. En bref, elles étaient coincées ici, il fallait se faire une raison. Je regardais l'état du sol de l’ascenseur, bon, pas très très net mais on devrait quand même pouvoir s'asseoir sans complètement niquer nos fringues. Une bonne chose parce que attendre je voulais bien, attendre debout planté comme un poireau, ça par contre, hors de question.