❝C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. ❞
Douleur.
Espoir.
Noir.
Amour.
❝
Ne plus sentir son corps. Plongée dans le grand bain de la renaissance, il est aussi celui des morts, traversant le fleuve en quête d'un dernier voyage. Flotter c'est être poussé vers le haut, la surface, l'air et les cieux. ❞
Tout se brouille. Le bleu, le vert, le noir, le gris, tout n'est qu'un et n'existe plus. En tendant sa petite main pour attraper le sable clair elle touche un coquillage nacré. Ravie, elle le prend, sans savoir si celui-ci pourrait être habité. Elle ne le sait pas encore. Elle se sent juste bien. Il ne fait plus froid, il n'y a plus de bruit, il n'y a plus de couleurs. Très vite deux bras l'empoignent et l'arrachent vigoureusement à son monde. Le choc est brutal : c'est comme naître une seconde fois.
« MARLOE! REPOND MOI, REPOND MOI » fait cette voix qui la secoue, qui la réveille, qui lui provoque soudainement un sanglot déchirant. Elle aime la mer. Elle ne veut pas la quitter. Pourquoi sa mère crie-t-elle autant ?
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« Maman. » fait cette petite fille très sérieuse avec son gros cartable sur le dos.
« Pourquoi les hommes font ça ? » Le regard tendre de Jill Milestone se tourne vers elle.
« Pourquoi est-ce qu'ils font quoi ?». Les yeux verts de la fillette s'assombrissent.
« Mais enfin, tuer les baleines !». Un petit rire traverse sa mère :
« Parce qu'ils sont idiots !». Le visage de Marloe se tord, elle fronce les sourcils et commence à monter ses larmes très haut.
« C'EST PAS DRÔLE ! » avant de courir au fond du jardin.
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Je vais y arriver. Je vais y arriver. Je vais y arriver. Petite fille frêle au teint radieux, couverte de bleus et les cheveux mal coiffés. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, maman, mais je m'en fiche. Je veux être amusante, courir partout, n'avoir peur de rien, faire des bombes dans l'eau depuis les rochers, plonger jusqu'à trois mètres sans avoir peur ! Je veux apprendre tout, savoir tout, lire tous les livres et voir tous les pays. Je veux me coucher tard, boire du vin et manger des choses qui ont l'air mauvaises. Je veux grandir, grandir, grandir ! Jusqu'à toucher le ciel. Je veux monter sur cette balançoire qui gît là, seule au fond du jardin que tu n'as plus le temps d'entretenir. Puis je veux me balancer si haut que d'un bond je sauterai dans la mer ! Je veux nager avec les dauphins, être une tortue pour vivre mille ans.
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« Madame, je suis désolé. La situation a beaucoup trop duré. Cela fait des mois que nous attendons un remboursement et vous n'être toujours pas en mesure de nous le fournir. Laissez-nous passer. ». Ces messieurs. Oui ils sont grands, ils sont forts, mais dans leur coeur ils sont petits et fragiles. Marloe le sait et elle ne l'oubliera pas. Même si ils prennent sa télé et aussi cette jolie commode qui vient de mamie. Même si ils ont des costumes chers et pas beaux. Et quand bien même ils pourraient lui sourire et lui donner un bonbon, elle n'a plus quatre ans et ne se laissera pas faire. Elle n'a jamais autant brulé qu'en voyant une larme dans l'oeil de sa mère. Elle se rend compte qu'il n'y a finalement qu'un pas entre la petite fille poisson et la petite fille dragon.
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C'est satisfaisant. Satisfaisant d'apaiser les angoisses en travaillant, rendre sa maman fière. Marloe travaille et s'applique, elle veut être tellement irréprochable que plus rien ne viendra jamais les embêter. Chaque soir alors qu'elle essaye de s'endormir, ce n'est pas une prière qui lui fait serrer les mains ; c'est un engagement, une promesse. Elle sera forte à l'école, à la natation, à la course, à l'escalade, elle sera forte pour les récitations et les coloriages magiques, elle sera forte pour les expériences chimiques et les langues étrangères, elle sera forte pour retenir la date de l'indépendance américaine ou celle de la Révolution française, elle sera forte pour réparer des trucs, conduire une voiture, un bateau, un avion ! Elle gagnera des sous, beaucoup, pour acheter une belle maison avec une véranda pour sa mère, et son voilier. Elle gagnera des sous pour que sa mère rentre plus tôt le soir et qu'elle soit moins fatiguée, pour qu'elle lui fasse à manger et qu'elle écoute ce qu'elle a fait en cours. Pour que le weekend, elles puissent aller à la plage et faire la planche.
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« Qu'est ce que tu regardes ? ». Marloe déboule avec fracas dans leur petit salon, elle rentre du collège et a une faim de loup. Comme toujours. De toute façon, leur cuisine est si petite qu'on dirait qu'elle s'efface derrière un simple voile, elle juxtapose leur salon comme le ferait une table de nuit à un petit lit.
« Rien. Une lettre. ». Mais elle y a vu un geste rapide, une main qui se referme sur un texte, sur des mots, qui d'ici ont l'air griffonnés, ont l'air de n'être tombés sur le papier que pour faire mal.
« Maman ». Un silence. Un soupir.
« Je ne suis pas sûre que tu veuilles vraiment savoir. ». Il n'en fallait pas plus. Marloe s'approche, sûre d'elle.
« C'est très vieux. C'était avant que tu naisse. Et c'est écrit par.. ton.. ». Il n'en fallait pas plus. Marloe détourne le regard et y plante l'acier qui nait souvent de ses pupilles vertes. Sa mère la connait, elle tente une autre approche.
« Maintenant tu sais tu as le droit de me demander, de savoir... ». Marloe ne se laisse pas avoir.
« Y'a rien à savoir ». Elle mâche en silence sa tartine de confiture.
« Si, malgré tout, c'était quelqu'un, pour moi, on s'est aimés et... » Un rire lourd éclate d'une si jeune fille.
« Arrête, maman. Je te suffit pas ? Moi de l'amour, je t'en donne pas assez ? ». La mère a déjà baissé les yeux. La bataille est vaine.
« Bien sûr que si ». Et la discussion fut close.
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Dix-neuf. Elle survole le cours comme un aigle au dessus d'une montagne. Le regard un peu vide, elle joue avec son stylo, griffonne quelque chose qui finira par se transformer en une baleine. Des poissons autour. Une petite barque à la surface, minuscule, abandonnée, mordue par les flots. Une bourrasque dans le coin, un soleil timide.
« Marloe ? ». Elle lève ses grands yeux vides. Son professeur Mr. Bisham la regarde, mi-souriant, mi-surpris, tentant de rester sérieux face à son attitude en classe. Bien que cela ne lui fasse ni chaud ni froid.
« Le cours est terminé depuis dix minutes. Il n'y a plus personne ». Sortant de sa torpeur, elle regarde autour d'elle. La salle de classe semble avoir comme avalé tout ses élèves. Elle consulte la pendule : 16h15. En effet. Sans un mot elle se lève et empile tant bien que mal ses affaires dans son vieux sac à dos. Ce n'est qu'une fois jeté sur son épaule qu'elle adresse un maigre sourire à son professeur et se dirige vers la sortie.
« Marloe, je peux te parler ?». Elle se tourne. Elle n'a pas très envie mais elle reconnait en Mr Bisham un homme simple et sage, comme il n'y en a peu.
« Je suis vraiment impressionné de tes résultats en biologie. Tes progrès sont constants. Notamment dans les études marines... Tu es une élève brillante. Tu as pensé à tes voeux pour l'an prochain ? ». Bien sûr. Passionnée et viscéralement accrochée à la mer depuis l'enfance, Marloe se voit y travailler. Mais jamais sa mère n'aurait les moyens de lui payer l'université.
« Hum... Pas vraiment... ». Bien que douée pour le mensonge, elle n'a pas vraiment envie de le faire subir à son professeur. Sa voix est volontairement évasive.
« Loin de moi l'idée de te dicter quoi que ce soit, Marloe. Mais une étudiante comme toi est un cadeau, il ne faut pas le gâcher. L'université de Boston propose un excellent programme de biologie marine... Tu y penseras ? » Elle hésite. Un moment. Son regard le fuit. Elle se mord, très discrètement, un coin de lèvre.
« Merci... Vraiment. Mais je ne peux pas. C'est trop cher». Elle se remet déjà en route, tant le sujet est difficile.
« Attend ! J'ai cru comprendre que tu faisais un peu de natation. Avec ça, et tes excellents résultats, tu pourrais avoir une bourse complète, j'en suis convaincu ». Cette fois elle s'est stoppée. Elle n'ose pas y croire, elle n'ose même pas en rêver. La chance ne sourit pas comme ça à n'importe qui et elle le sait bien, alors elle a du mal à comprendre pourquoi maintenant, pourquoi elle et pourquoi comme ça. Mais se tournant vers son enseignant, elle croise son regard et voit. Il est sincère. Son visage d'habitude fermé se fend alors d'un large, lumineux, incroyable sourire. Marloe a un avenir.
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Tout est allé assez vite. Et en même temps le choses s'éternisent. Elle aurait voulu ne pas savoir. Mais maintenant elle voudrait qu'on lui dise tout, toute la vérité. Marloe est à l'hôpital et elle attend, seule. Elle a toujours apprécié d'être seule, mais cette-fois ci, la salle est immense et elle minuscule. Elle ne s'est jamais sentie aussi fragile. Parfois elle pleure alors qu'elle n'en a encore aucune raison. Cela dure si longtemps. En revenant du travail, pendant qu'elle cuisinait, elle a entendu un bruit sourd. Sa mère est tombée. Comme ça, sans prévenir, sans raison apparente, comme une fleur qui se fanerait dès le soleil levait. Elle est à l'hôpital et elle ne sait pas. On appelle son nom. Il fait chaud. C'est l'été. Les gens s'amusent dehors, sont à la plage, profitent du début de leur vacances. Elle vient d'avoir son a level et elle est fière de ses résultats. Mais elle s'en fout parce que sa mère est tombée. Elle se lève et ne regarde même pas autour d'elle, elle court. Presque. Le salles défilent, ça sent mauvais ici, mais elle s'y fait. Enfin un médecin l'accueille, sa mère est dans un lit mais elle est réveillée. Pâle. Elle se précipite et l'embrasse, le médecin n'aura qu'à attendre, mais elle ne voit pas son air fermé. Puis elle s'assoit et le premier regard qu'elle lui accorde voit sa vie changer à jamais. Non, sa mère n'est pas tombée. Elle n'est pas fatiguée, ou maladroite. Elle est malade. Les mots tombent, les uns après les autres, sa mère pleure en silence, pas elle. Elle a très froid, d'un coup. Elle entend tout de manière indéfinie : cancer, maladie, grave, hôpital, examens, thérapie, radios, choix, opération, frais, chimio. C'est comme plonger dans l'eau glacée d'un cauchemar. A cet instant là la vie la quitte, c'est la survie qui la maintient. Les questions : pourquoi, pourquoi maintenant ? Pourquoi à ce stade si avancé ? Sa mère était tombée. Mais elle avait laissé sa fille en dehors de ça pour qu'elle puisse avancer. Elle oscille et sa tête tourne. Tout a basculé.
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Je ne vais pas y arriver. Je ne vais pas y arriver. Je ne vais pas y arriver. Je sais, Maman, je sais que j'avais dit que je garderai le cap. Je t'avais dit que je mènerai front, que je ne lâcherai pas la barre, que je maintiendrai les voiles. Mais j'ai pris un nouveau cachet et je voudrais dormir, tout comme toi tu voudrais te réveiller et marcher de tes deux pieds, respirer seule et rire de nouveau. Je pourrais rire mais je n'en ai plus envie. Tu ne dois pas m'en vouloir, j'ai essayé... J'ai si souvent essayé. Que tout aille bien pour nous. Que tu cesse de t'inquiéter. Et finalement c'est moi qui m'inquiète et qui plonge les yeux fermés vers le fond, comme quand j'étais enfant et que tu me sortais d'un seul bras pour me faire respirer de nouveau. Aujourd'hui c'est moi qui devrait te faire respirer mais je ne sais pas comment, mes bras ne sont pas assez forts. C'est toi, toi qui est forte et qui sait me guider, toi mon phare et ma seule raison d'être.
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Quatre heures trente, port d'Arrowsic. Elle darde déjà le menton vers les premiers rayons de l'horizon. Il en va de tout, aujourd'hui se joue sa vie.
« Excusez moi... ». Sa voix est aussitôt couverte d'un fracas. Les pêcheurs lancent sur le pont les lourdes caisses de bois.
« Je voudrais travailler ici ». tente-t-elle, plus fort. L'homme qui ressemble à leur capitaine est tout près, sans doute a-t-il entendu, mais il ne daigne même pas lui accorder un simple regard. La confiance Marloe vacille. Poings serrés dans sa parka, elle monte sur le pont.
« Bonjour. Je veux travailler avec vous, aujourd'hui. » dit-elle en plantant son regard dans celui de l'imposant matelot. Il la regarde, elle y décèle une seconde de surprise. Puis il sourit. Puis il se détourne. Voilà que la colère monte. Hier à la même heure, Marloe avait mixé son Xanax avec un gramme d'herbe et elle était loin d'avoir trouvé cette force ; hors de question de la laisser s'échapper. Elle redescend et attrape une de ces caisses. C'est affreusement lourd, elle trébuche légèrement avant de s'équilibrer. Elle fait trois pas et manque de tomber. Elle rougit sous l'effort.
« Lâche ça, gamine. ». Aussitôt dit, elle laisse retomber la caisse mais ne le quitte pas de yeux. Elle n'en attend désormais plus grand chose.
« Tu peux te lever le matin ? Avec les yeux que t'as on dirait que tu dors pas depuis deux mois ». Marloe a la gorge serrée mais elle répond par l'affirmative.
« Bon. On te fera trier les poissons. Mais arrive un seul jour à la bourre et tu peux rentrer chez toi. ».
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J'y suis arrivée maman. Tout va bien se passer, maintenant.